Durant les services de ces trois derniers jours je suis passée et re-passée devant ce bout de papier épinglé sur le tableau des commandes. Un nom et un numéro de téléphone, ce qu’il reste d’une rencontre impromptue. Y repenser me fait sourire et ce soir, en éteingant la cuisine avant de quitter le restaurant, je me décide à le décrocher et en faire usage. Demain, le restaurant est fermé, c’est le jour où je vais au marché fermier à Point Loma pour me réapprovisionner en produits frais, notamment en poisson. J’aime l’ambiance qui y règne, l’effervescence et la découverte.
Il est tard, le timing est serré, je prends le risque de voir ma proposition déclinée ou l’impossibilité pour l’autrice de se libérer mais rédige quand même un message à son intention “Bonsoir Leah, mon message n’arrivera peut-être pas à temps néanmoins si après la rêverie d’un soir d’été, vous êtes tentée par la promesse de l’aube, je serai demain dès sept heure au marché de Point Loma. Vous pouvez m’y retrouver devant le premier étale de pêcheur. Jayna L.“ je fais référence à notre précédent conversation, espérant que Leah fasse le lien. Je n’ai pas vraiment de doute. J’appuie sur envoyer sans une seconde d’hésitation. Qu’est-ce que je risque ? Pas grand chose après tout.

Six heures, le réveil sonne et je n’ai encore une fois pas mon quota d’heures de sommeil. Pour autant je me lève sans difficultés, animée par une motivation qui ne me quitte pas depuis l’ouverture de mon restaurant. J’en fais beaucoup, je ne vis que par ma passion pour la cuisine, mes amis et ma famille me répètent que j’ai un peu trop la tête dans le guidon. Pour moi je l’ai plutôt dans les casseroles, toujours quelque chose sur le feu, littéralement comme métaphoriquement. Mais ce matin, c’est un peu différent, il y a un soupçon d’excitation et de curiosité qui m’anime en plus du reste. Peut-être pour ne pas me priver d’une éventuelle belle surprise, je décide de ne pas regarder mon portable. Maso ? Non, juste joueuse. J’ai appris la volonté et la rigueur en cuisine mais également en désintox. J’avale rapidement un café après m’être douchée et habillée, puis prend la route pour ma destination de la matinée. J’arrive un peu avant sept heure, le marché est déjà en place mais il n’y a pas encore grand monde. Je me poste au point de rendez-vous, j’attendrai jusqu’à sept heure et quart, après ça je regarderai mon portable.

Mon regard rivé dans celui de la jeune pompière, je continue de hocher la tête lorsque je sens que mon attention lui est nécessaire. J’écoute avec attention, note ce qui me semble essentiel. Le sujet a changé et je suis presque frustrée qu’elle ne me parle plus de son amie cuisinière. Depuis que j’ai rencontré cette jeune femme, elle a tendance à me hanter, je ne sais pas bien pourquoi. L’heure se termine et je dois couper notre séance, avec tact et bienveillance. Il y a encore beaucoup à faire avec elle, et je ne me retiendrai pas la prochaine fois de relancer le sujet ‘Jayna’. En attendant, je la raccompagne poliment jusqu’à la porte, avant de m’installer à mon bureau pour mettre au propre mes dernières notes. Une vibration sur le bois du bureau me fait lever les yeux, distraitement. Je m’attends à ce que mon époux me demande de passer au pressing récupérer un smoking ou ce genre de requête, mais au lieu de ça, c’est un numéro inconnu qui s’affiche. Curieuse, je récupère le smartphone et lis le contenu du message, non sans un sourire qui étire mes lèvres à mesure que j’avale les quelques mots. Une invitation. Je ne m’attendais plus à avoir des nouvelles de la jeune femme, mais je suis ravie de voir qu’elle ne m’a pas mise aux oubliettes.
C’est légère que je rentre chez moi. Le dîner est prêt ce qui est assez rare pour le souligner, et Nell déjà en pyjama. Famille parfaite en somme. J’embrasse les deux personnes qui composent cette pièce, et entre alors dans la discussion qui anime le pré-dîner. La soirée se passe tranquillement, et une fois notre fille couchée, nous nous retrouvons seuls dans le canapé. Après avoir échangé des banalités, nous finissons le film entamé la veille et retrouvons notre lit conjugal dans lequel nous ne nous touchons même plus.

Le réveil sonne à cinq heures, et heureusement que c’est pour la bonne cause, parce que j’aurai facilement pu retrouver à nouveau les bras de Morphée. J’avais prévenu Shawn la veille qu’il devrait emmener notre fille à l’école ce matin parce que j’avais un train à prendre pour un séminaire à San Francisco dans la matinée. Il me faut un certain temps, coincée dans mon dressing, pour arriver à me décider sur une tenue. Un rendez-vous au marché, pas question de la jouer trop guindée, mais je ne compte pas non plus opter pour une version trop sportswear. J’opte pour un jean dans lequel je me sens à la fois bien, et mise en valeur. Un t-shirt simple ni trop ample ni trop serré, et une petite veste type bombers à motifs japonisants. Une paire de bottines en cuir, et le tour est joué. J’opte pour un maquillage léger, histoire de camoufler la courte nuit et les quelques rides, et me voilà partie en ville, pour être à sept heures au marché.

Je n’ai pas pour habitude de venir dans un endroit aussi grand, j’ai l’impression que je vais m’y perdre. Le petit marché de ma ville de banlieue me suffit amplement. Le coeur battant, je balaye l’endroit des yeux pour chercher la jolie cuisinière. J’espère que ma non réponse ne l’aura pas incité à ne pas m’attendre, il est sept heures passé de quatre minutes, et j’aperçois sa silhouette. Une inspiration pour me donner un peu de courage, et je réduis l’espace entre nous, me présentant dans son dos. « Est-ce qu’après avoir passé un moment dans cet endroit, on sent le cabillaud jusqu’à la fin de la journée ? » Elle se retourne et je lui offre un large sourire. « Même si c’est le cas, ça ne me ferait pas regretter d’être venue. » Parce que juste la voir est un plaisir en soi.

J’ai presque un peu froid, j’aurais dû mettre un pull un peu plus épais sous cette veste en jean noire pas forcément assez chaude pour la saison, en tout cas pas le matin tôt. Une fois en marche à arpenter le marché, je me réchaufferai. L’attente est assez brève et j’entends derrière moi une voix qui sans m’être familière ne m’est pas inconnue « Est-ce qu’après avoir passé un moment dans cet endroit, on sent le cabillaud jusqu’à la fin de la journée ? » je me retourne, souris, ravie de voir mon invitation honorée et amusée par la question. « Même si c’est le cas, ça ne me ferait pas regretter d’être venue. » ajoute Leah avec un sourire franc et communicatif, serait-ce une pointe de flirt ou je me plante totalement ? « J’allais vous assurer que non pour ne pas que vous fassiez demi-tour. En réalité, je ne sais pas…En tout cas je n’ai jamais eu l’impression de sentir le cabillaud après ma venue au marché. » je hausse les épaules et ajoute dans un léger rire « Personne ne m’en a fait la remarque non plus, peut-être n’ont-ils pas osés ? » d’un geste de la main je propose que nous avancions « Mais le meilleur moyen d’éviter ça est sans doute de ne pas trop trainer à côté des étals de poisson. » même si j’ai plusieurs achats à y faire.
« Vous êtes déjà venue ? » demandé-je, curieuse d’en savoir un peu plus sur l’intrigante autrice. « Dites moi si ma vision est fausse, parce que c’est peut-être très cliché. Mais est-ce que c’est le genre d’endroit où vous pouvez trouver l’inspiration en observant les gens ? ». L’art culinaire est différent, ma propre inspiration je la puise dans les produits eux-mêmes, la recherche d’une saveur. Et puis il y a celle qui m’échappe, ces fulgurances qui ne m’appartiennent pas vraiment avec lesquelles je cohabite mais qui me font sentir comme une imposture parfois. Le processus créatif est un sujet qui me passionne, probablement parce que je cherche à me réapproprier le mien.
Bien sûr, ici le poisson a la part belle mais ce marché est riche, diversifié. Un bal de couleurs, d’odeurs, de bruits. Une ambiance particulière, celle d’un petit monde dans le monde, c’est en tout cas comme ça qu’il me fait me sentir. Et pour quelqu’un qui comme moi à vu un peu de pays, c’est presque une dose de voyage obligatoire après avoir décidé de poser ses valises. « Je vous propose de me mettre à l’épreuve. » je souris à son air intrigué et son regard presque malicieux « Choisissez ce que vous voulez, différents ingrédients et je vous cuisinerai quelque chose. » elle a déjà goûté à ma cuisine, de la plus impromptue des manières mais la contrainte de ne pas choisir ce qui composera le menu et de préparer quelque chose qui pourrait lui plaire est un challenge que j’aime particulièrement. « Dites moi ce que vous mangez, je vous dirai qui vous êtes. » dis-je avec malice.

J’avoue que j’étais un peu stressée avant d’arriver. Je ne savais pas bien à quoi m’attendre, un rendez-vous dans un marché, c’est assez atypique n’est-ce pas ? Et en même temps, à l’instant même où j’ai lu son message hier soir, j’ai immédiatement eu envie de la rejoindre ici. Je ne sais pas bien pourquoi, il y a quelque chose chez elle qui me fascinait déjà avant de la rencontrer, mais maintenant que c’est fait… j’ai juste envie de passer du temps avec elle. « J’allais vous assurer que non pour ne pas que vous fassiez demi-tour. En réalité, je ne sais pas…En tout cas je n’ai jamais eu l’impression de sentir le cabillaud après ma venue au marché. » Je n’arrive pas à me défaire de ce sourire qui a pris place sur mes lèvres lorsque je l’ai rejointe. Je penche un peu la tête sur le côté, amusée d’imaginer que quelqu’un ait pu lui dire qu’elle sentait le poisson. Elle propose que nous ne restions pas dans les parages, j’en déduis qu’elle n’a pas besoin de poisson pour aujourd’hui. Je hoche la tête et lui emboîte le pas sans tarder. « Vous êtes déjà venue ? » me demande-t-elle. Mais alors que j’allais répondre par la négative, elle se lance dans une ‘vision’ qui m’amuse d’autant plus. « Alors… » Je ris un peu et poursuis sans tarder. « Il est vrai que j’adore rester des heures à observer les gens, les écouter pour tirer quelques bribes de conversation, ça donne souvent des situations assez rocambolesques. Mais j’avoue que le marché ce n’est pas forcément le premier endroit qui me vient à l’idée pour ce type d’exercice. Un peu trop bruyant. Enfin… pas si tôt le matin, de toute évidence. » Je lui adresse un sourire complice, alors que nous poursuivons notre périple.
La jeune femme est organisée, elle a une liste déjà pré établie, ce qui me semble être le b.a.-ba de son métier. Sans tous ces produits, pas de recettes, pas de cuisine, pas de restaurant. Je la regarde choisir avec soin, et je peine à détacher mes yeux de sa silhouette. Parfois un détail attire mon attention, une mèche de cheveux qu’elle replace derrière son oreille, un sourire complice qu’elle échange avec un commerçant, une orange qui lui échappe à moitié des mains et qu’elle récupère avant la chute. « Si je peux aider, pour porter quelque chose… au moins que je me sente un peu utile… » Mais elle semble vouloir me mettre au défi, ou plutôt à l’épreuve comme elle le dit. « Oh, c’est maintenant que l’aventure commence alors. » Je me croirai presque dans une émission de télé réalité, le stress en moins, l’excitation en plus. Quoi je ne sais pas de quoi je parle. « Choisissez ce que vous voulez, différents ingrédients et je vous cuisinerai quelque chose. » Je la regarde, intriguée, curieuse mais aussi amusée par le jeu qui s’installe. J’en déduis donc que le rendez-vous ne s’arrêtera pas à la fin du marché, et l’idée me plait beaucoup. Heureusement, c’est mon jour de repos, et je n’ai pas à annuler ou déplacer des rendez-vous pour rester plus longtemps avec elle. « Dites moi ce que vous mangez, je vous dirai qui vous êtes. » Je ris à sa dernière phrase, il va falloir que je sois stratégique. « J’avoue que j’hésite entre te donner les éléments que je préfère manger, ou choisir quelque chose qui te mettra toi à l’épreuve… » Je dodeline de la tête, faisant mine de réfléchir. Mais je me prête au jeu, et choisis une sorte d’entre deux. Des aliments que j’aime, mais en choisissant bien des choses qui à mon sens n’iraient pas forcément ensemble. Je vois bien qu’elle réfléchit à mesure que nos sacs se remplissent. « Je vais m’arrêter là avant que ton cerveau ne finisse par déborder… » Je la taquine naturellement, il faut dire que la complicité que nous partageons est très agréable. « Est-ce que j’aurai le droit de rester dans la cuisine pour te regarder faire ? Je me ferai toute petit c’est promis… »

C’est drôle, je crois avoir une vision très romancée des auteurs. Je les imagine toujours à la recherche de l’inspiration dans chaque tranche de vie qui apparaît sous leurs yeux, dans chaque conversation captée. Peut-être est-ce ainsi que je m’y prendrais si j’étais moi même écrivaine ? Cela dit pas besoin d’écrire pour me perdre dans mon imagination. Que l’inspiration soit culinaire ou non d’ailleurs. Depuis gamine, je crois que l’on m’a toujours qualifiée d’un peu rêveuse. Pas à côté de la plaque, pas lunaire, juste rêveuse. Leah me ramène à la réalité, la sienne, un peu plus mesurée quant à sa quête d’histoires à imaginer et raconter. Elle évoque le calme relatif à l’heure matinale, j’esquisse un petit sourire en coin, répondant au sien « Ça ne va pas durer. ». L’effervescence monte progressivement, la foule se densifie au fil de mes emplettes méthodiquement organisée. J’aime flâner, mais je le fais avec un certain pragmatisme, pas question de perdre trop de temps. Je vais d’un étal à l’autre, attirant parfois l’attention de mon accompagnatrice sur certains produits, glissant une anecdote ça et là. J’essaie de rendre le moment agréable, bien que malgré tout concentrée sur ma tâche. « Si je peux aider, pour porter quelque chose… au moins que je me sente un peu utile… » merde, est-ce ennuyeux de faire le marché ? J’espère bien que non et j’ai même une idée pour rendre ce moment plus attractif. J’invite Leah à faire ses propres choix de produits pour que je prépare un repas avec. C’est à la fois un bon exercice pour moi, et j’adore ce genre d’improvisation, mais également une manière de connaître un peu mieux l’autrice, la découvrir davantage.
« J’avoue que j’hésite entre te donner les éléments que je préfère manger, ou choisir quelque chose qui te mettra toi à l’épreuve… » déclare-t-elle, hésitant sur la stratégie à adopter. Je hausse les épaules « Choisis bien tes armes. » répondis-je en français, lui tendant un sac, avant de poursuivre notre progression. Ma liste diminue, son sac se rempli et bien entendu j’observe du coin de l’œil les choix fait par la blonde. Elle le remarque, devinant que je suis déjà probablement en train de réfléchir à une idée culinaire. Elle a tout à fait raison. Clémente, elle déclare s’en tenir là, jugeant que mon cerveau risque la surchauffe. Je ris et affiche une mine malicieuse « Je préfère que mon cerveau déborde plutôt que mes casseroles. » elle enchaine avec une fluidité et une complicité qui pourrait laisser croire que nous nous connaissons depuis un certain temps « Est-ce que j’aurai le droit de rester dans la cuisine pour te regarder faire ? Je me ferai toute petite c’est promis… » c’est aussi surprenant qu’agréable, cette facilité avec laquelle je la laisse entrer dans mon univers, et plus encore dans ma cuisine ! Je ne peux retenir un franc sourire « Puisque tu te feras toute petite, oui. » pas trop petite quand même, pensé-je.
Dernier coup d’œil à ma liste, j’ai tout ce qu’il me faut. Je sors de cette bulle dans laquelle j’étais, le brouhaha de la foule est bien plus intense désormais « Habituellement je prends un café avant de récupérer les produits réfrigérés, mais j’ai un défi à relever. Je te l’offre au restaurant ? » est-ce que comme elle l’a sous-entendu mon cerveau déborde ? Absolument. Ai-je une sorte de hâte à me retrouver seule en sa compagnie ? Je crois bien aussi.

Je ne sens pas l’effervescence du marcher grimper crescendo. Je suis totalement dans une bulle avec la jeune femme, et je m’y accroche à corps perdu, pour ne pas me sentir happée par le trop plein sensoriel qui pourrait me faire vaciller. Elle me donne un défi, qui sera finalement son défi. Un peu hésitante quant à la stratégie à opérer, je l’écoute me dire dans un français presque parfait « Choisis bien tes armes. » Il faut dire que cette langue est absolument divine entre ses lèvres, et je ne m’inquiète pas de penser une chose pareille. J’ai souvent trouvé cette langue belle, lorsqu’elle est dite par des étrangers. Il est possible que j’ai ressenti un petit quelque chose oublié au fond de mes entrailles, mais je je prends soin de ne pas écouter. A la place, je me concentre sur ma tâche, et la suis lorsqu’elle doit zigzaguer pour trouver un produit bien spécifique. J’ai du mal à comprendre comment on peut rester concentré avec tout ce remue-ménage. Mon métier ne me demande qu’une seule chose : être à l’écoute de mon patient. Et c’est déjà bien assez.
Je m’amuse de sa réponse en rapport avec ses casseroles, parce qu’effectivement pour une cuisinière, c’est plutôt un comble. L’air de rien, je lui demande quand même si je serai la bienvenue pour la regarder jongler avec mes aliments. Je suis beaucoup trop curieuse pour la laisser faire toute seule sans poser mes yeux sur elle. D’un côté, je préfère quand même demander plutôt que de m’imposer. « Puisque tu te feras toute petite, oui. » Mon sourire s’élargit. Je me sens incroyablement bien en sa présence, et j’ai même presque oublié pourquoi je suis arrivée la première fois devant son restaurant. « Habituellement je prends un café avant de récupérer les produits réfrigérés, mais j’ai un défi à relever. Je te l’offre au restaurant ? » Partager avec elle un café en terrasse pour faire une pause au milieu des emplette aurait été un plaisir, mais qu’elle me l’offre dans l’intimité de son restaurant est une meilleure idée encore. « Avec plaisir. »

Nous finissons de récupérer ce dont elle a besoin et je la suis jusqu'à sa voiture. L’air de rien, je glisse que je suis venue en transports en commun, et elle me somme de grimper. Nous arrivons bien vite au restaurant, et je l’aide à décharger les courses faites un peu plus tôt. Il n’y a pas trop de deux bras en plus. Direction la cuisine, je retire ma veste pour me mettre à l’aise, et lui propose à nouveau mon aide pour ce qu’elle voudra. « Je ne suis pas sûre d’être un très bon commis, mais j’apprends vite. » Je ne voudrais pas non plus qu’elle se sente obligée de me prendre à l’essai, je voulais simplement lui faire gagner de temps pour le rangement ou ce qu’elle voudra. Mais avant de la laisser s’affairer à son propre défi, elle me doit un café. C’est donc en salle que nous nous retrouvons, là où se trouve la machine à café. Dos à elle, les coudes appuyés en arrière sur le comptoir, je regarde la salle, pensive. « C’est toi qui a choisi la décoration ? C’est fou ce qu’on se sent bien ici. La dernière fois, j’ai eu du mal à partir. » Je me retourne et plonge mon regard dans le sien, ressentant à nouveau cette étincelle au creux du ventre… Il y a définitivement beaucoup de choses que je ne m’explique pas. Est-ce que nous serions liées par une ancienne vie ? Serait-elle seulement un peu réceptive à cette idée ? Je ne prends pas le risque de poser la question, il est trop tôt pour prendre le risque qu’elle me raye définitivement de sa vie.

Dès notre première rencontre, j’ai sentie Leah curieuse et intéressée par mon métier. Avec cette sortie au marché, c’est un autre aspect de mon univers que je lui fais découvrir. J’ai plaisir à partager ce moment avec elle, nous sommes comme dans une bulle dont la sortie imminente ne m’enchante pas. Je casse mes habitudes au profit de la poursuite de ce “tête à tête“ avec la jolie autrice. Notre complicité semble si naturelle, j’ai l’impression de la connaître depuis bien plus longtemps que ce n’est la cas. C’est aussi déroutant qu’agréable. Leah accepte cette nouvelle invitation à boire un café au restaurant plutôt que dans l’établissement où j’ai mes habitudes ici. Elle sous-entend ne pas être véhiculée et ce n’est pas pour me déplaire que de faire le trajet ensemble. Le retour me paraît rapide, je n’ai pourtant pas fait d’excès. A quatre bras, le déchargement des produits va bien plus vite que lorsque je m’en occupe seule. Je range les denrées fraiches dans les frigos et le reste attendra un peu.
Leah se met à l’aise, retirant sa veste. Elle en est presque à se retrousser déjà les manches quand elle me propose son aide « Je ne suis pas sûre d’être un très bon commis, mais j’apprends vite. » je lui souris, peut-être un peu charmée par son enthousiasme « Avant ça je t’ai promis un café. » répondis-je en me dirigeant vers la salle, l’invitant à me suivre « Rien ne presse dans le rangement, tout ce qui craint est déjà au frais. ». En salle, je passe derrière le petit bar où se trouve le percolateur afin de nous préparer nos boissons. L’autrice me tourne le dos, appuyée contre le comptoir, parfaitement à l’aise et j’aime ce constat. Mon regard se perd un bref instant sur sa nuque légèrement dévoilée. Elle m’interroge sur la déco, tournant un peu la tête, m’offrant son profil ce n’est rien et pourtant avec la luminosité de la pièce, je suis d’autant plus frappée par sa beauté. « C’est toi qui a choisi la décoration ? C’est fou ce qu’on se sent bien ici. La dernière fois, j’ai eu du mal à partir. » elle se retourne, capte mon regard. A-t-elle perçu mon trouble ? Je ne la quitte pas des yeux et hoche la tête. La machine moue les grains mais je n’entends même pas vraiment le bruit, comme totalement coupée de tout le reste à part d’elle. La sensation est étrange, grisante, inattendue. « Oui. » soufflé-je avant de me retourner, récupérant sa tasse pour la poser devant elle « J’ai tout imaginé de ce restaurant, j’ai fait moi-même le maximum que je pouvais et j’ai été la plus chiante des clientes pour chaque autre personne ayant contribué à la création de ce lieu. » je suis contente du résultat, il m’a coûté en temps, en argent, émotionnellement aussi, mais je ne regrette rien. « Je suis ravie d’entendre que l’endroit est aussi chaleureux que je l’ai imaginé. » je hausse les épaules, malicieuse et ris « C’est bien sûr le but que le client ne veuille plus repartir. ». Je contourne le comptoir pour la rejoindre de l’autre côté, appuyée moi aussi contre ce dernier « Ou plus exactement qu’il ai envie de revenir. » ajouté-je plongeant à nouveau mon regard dans le sien. Ma boisson est beaucoup trop chaude pour le moment « Ça a l’air de fonctionner. ».

« Avant ça je t’ai promis un café. » Je n’avais pas proposé mes faux talents de comics pour autre chose que le déchargement et le rangement - je ne prétends pas avoir des capacités autre que celles ci en cuisine - mais la jeune femme affirme que tout ce qui devait être rangé d’urgence est déjà au frais. De ce fait, nous pouvons prendre le temps de boire le café qu’elle m’avait proposé un peu plus tôt.
De retour dans la partie réservée à la clientèle, je me sens presque un peu moins privilégiée que lorsque je suis en cuisine, bien que cette pensée s’éclipse bien vite quand je me rappelle que je suis seule dans cette salle de restaurant, restaurant qui est fermé pour l’heure. Et puis, je ne suis pas vraiment une cliente comme les autres, ou en tout cas j’aime à le penser.
Légèrement pensive, je continue quand même de lui poser des questions, en tout cas je pose celles qui se rapportent au restaurant, pour le moment. Lorsque je me retourne, prête à écouter sa réponse, j’ai comme un sentiment de latence. Comme si le temps avait buggé un instant, nous laissant dans une suspension aussi étrange qu’agréable. « Oui. J’ai tout imaginé de ce restaurant, j’ai fait moi-même le maximum que je pouvais et j’ai été la plus chiante des clientes pour chaque autre personne ayant contribué à la création de ce lieu. » Je ris doucement, je n’ai pas vu ce côté ‘chiant’ de sa personnalité, juste quelqu’un de très perfectionniste, et je peux comprendre ce qu’elle dit. C’est son projet, elle a pu être pointilleuse, et c’est tout à son honneur. « Tu es dure avec toi-même. » ponctué-je pour lui faire comprendre que le terme ‘chiante’ n’est peut-être pas approprié. Elle m’explique alors qu’elle est finalement satisfaite, et rassurée d’entendre que les clients n’ont plus envie de repartir, à mon image. « Ou plus exactement qu’il ai envie de revenir. » ajoute-t-elle en plongeant son regard dans le mien. Pourquoi je ressens un tourbillon au creux de mes entrailles quand elle me regarde de cette façon là ? C’est la première fois et à la fois, il y a comme quelque chose de familier. « Ça a l’air de fonctionner. » Je n’arrive pas à détourner le regard, absorbée par son regard azur. Est-ce que j’avais remarqué à quel point ses yeux étaient magnifiques ? Je crois oui, mais pas avec cette intensité. Je lui souris, sans doute un peu bêtement. « Ça fonctionne oui.  Enfin pour ma part…» avoué-je sans détour. « Si j’avais pas déjà un boulot, je t’aurai probablement déposé mon CV. » Je ris pour essayer de mettre de côté ce léger trouble que je peux ressentir et sur lequel je serai incapable de mettre un quelconque mot.
Je porte le café à mes lèvres et en bois une première gorgée avec précaution pour ne pas me brûler. Les effluves chatouillent mes narines, c’est une odeur que j’adore. « J’imagine qu’il faut avoir beaucoup de courage et de détermination pour ouvrir son propre commerce… » Je ne suis pas sûre que j’aurai été capable d’en faire autant si j’avais été à sa place. « Mais tu as l’air d’être quelqu’un qui ne met pas de côté ses objectifs. Je me trompe ? » Je la regarde à nouveau et lui souris, me laissant volontiers pénétrer par son regard puissant. J’avais déjà remarqué à quel point je la trouvais belle ? Pas sûr. Pas consciemment en tout cas…

Ce restaurant est tel que je l’ai imaginé, ça n’a pas été si facile. Je n’avais pas anticipé, en me lançant dans cette aventure, que certaines difficultés ne seraient pas forcément financières ou matériel, mais purement parce que les gens ont toujours l’impression de savoir mieux que vous. Sur les aspects techniques, je ne nie pas, mais pour des affaires de goûts, c’est fou comme la paresse de certains peut conduire à des négociations puériles. J’ai dû me montrer intraitable, exigeante et donc “chiante“ aux yeux de certains artisans. Je n’en retire aucune honte, je suis fière de voir que mes idées sont là, concrète et que je ne dois cela qu’à moi. Leah me trouve dure envers ma propre personne, je lui adresse un regard amusé « Réaliste, si l’ont se place du point de vu de certains. », une majorité d’hommes qui ont essayé de m’expliquer qu’ils savaient mieux que moi ce que je voulais. A croire que c’est une sorte de fil rouge à l’existence d’une femme. Manque de chance pour eux, j’ai vécu pire et j’ai appris à faire une force de ce traumatisme.
Moi aussi je me sens bien ici, entre ces murs, dans cette salle. Pourtant ce n’est pas là que je passe le plus clair de mon temps. Mon domaine c’est la cuisine, mais j’aime venir faire un tour au milieu des tables, rencontrer les clients et m’assurer qu’ils vivent un moment et une expérience agréable. Faire de cet endroit un cocon où l’on a envie de revenir c’était là le but de ce que j’ai imaginé « Ça fonctionne oui. Enfin pour ma part…» mission accomplie apparemment « J’en suis ravie. » et j’espère la voir à nouveau entre ces murs… souvent. « Si j’avais pas déjà un boulot, je t’aurai probablement déposé mon CV. » ajoute l’autrice en riant, me sortant légèrement de cet état de flottement dans lequel j’étais pour revenir à la réalité, plus pragmatique. Je ris avec elle « Une immersion avant un roman sur le milieu de la restauration. ». Je fais tourner doucement la tasse entre mes doigts, elle est très chaude et je ne me risque pas encore à tremper mes lèvres dans le café. « J’imagine qu’il faut avoir beaucoup de courage et de détermination pour ouvrir son propre commerce… Mais tu as l’air d’être quelqu’un qui ne met pas de côté ses objectifs. Je me trompe ? » enchaine Leah toujours avec cette même lueur d’intérêt dans le regard. Je le soutiens, appréciant cette manière que nous avons de nous regarder vraiment, sans fuite, sans malaise, juste avec authenticité. « C’est donc comme ça que tu me vois ? » demandé-je, sourire malicieux au coin des lèvres. Elle m’a plutôt bien cernée sur ce point, ce qui n’est apparemment pas si facile si j’en crois le nombre de personne m’ayant dit qu’il était difficile de se faire une idée de moi en dehors de mon coté passionné par la cuisine. « Ce n’est pas un chemin sans embuches. Et c’est un milieu avec son lot de difficultés, comme tous. » davantage lorsque l’on est une femme, il ne faut pas le nier mais je ne veux pas me cacher derrière ça non plus. « J’ai dû faire quelques compromis et sacrifices, c’est vrai. » celui d’une relation notamment. « Mais c’est ce que je voulais, c’est mon moteur. » et je ne laisse pas franchement l’opportunité à qui que ce soit de monter à bord et m’accompagner ne serait-ce que sur une partie du voyage, du moins jusqu’à maintenant.
J’ose enfin boire une gorgée de café sans me brûler. « Je ne t’ai même pas demandé si tu voulais du sucre. » je ris et hausse les épaules « Tu retireras une étoile pour le service qui laisse à désirer. » plaisanté-je. Je termine ma boisson d’une traite et laisse la tasse sur le comptoir avant de passer à côté de Leah, la frôlant presque « Mais je sais comment me faire pardonner. » indiqué-je avec malice en me dirigeant à nouveau vers la cuisine « Laisse la tasse. » dis-je avant de disparaître derrière la porte. Je n’ai pas tout vu de ce qu’elle a choisit pour me défier, mais je sens l’inspiration monter avec le petit aperçu que j’ai pu avoir. Lorsqu’elle entre à son tour dans la cuisine, je lui tends un tablier et finis d’ajuster le mien « Prête pour l’immersion ? ».